Le Parlement a adopté dimanche 22 mars 2020 le projet de loi permettant l’instauration d’un « état d’urgence sanitaire » de deux mois face à l’épidémie due au coronavirus, après un passage exprès à l’Assemblée Nationale puis au Sénat.
Le titre III du projet de loi est relatif aux mesures d’urgence économique et aux mesures d’adaptation de notre cadre juridique aux conséquences de la propagation du virus.Comme l’avait indiqué le Premier ministre Monsieur Edouard Philippe dans son discours de présentation du Projet de loi à l’Assemblée Nationale, le 21 mars :
« la vie des entreprises est profondément bouleversée, dans des conditions qui portent atteinte à la continuité de la vie de la Nation. Et pour des millions de commerçants, d’indépendants, de salariés, d’intermittents du spectacle, pour des milliers d’entreprises industrielles ou de service, sur tout le territoire national, dans l’Hexagone comme en Outre-mer, le confinement entraîne une rupture brutale d’activité. Ce qui les place dans une situation critique.
Les chiffres d’affaires ont chuté de 50% voire de 100% dans de nombreux secteurs – je pense au transport aérien, à l’hébergement, aux activités culturelles et sportives, à événementielle, à la restauration, au commerce de détail non-alimentaire ».
Le volet économique de la loi prévoit ainsi un certain nombre de mesures destinées à soutenir la trésorerie des entreprises en instaurant notamment une forme de moratoire aux « très petites entreprises » sur « leurs loyers ou leurs factures d’eau et d’électricité ».
En ce sens, la loi permet également d’adapter, « temporairement » le droit des procédures collectives pour préserver les entreprises les plus touchées.
Une disposition d’aide à destination des petits commerces.
Nous avions déjà eu l’occasion de rappeler dans notre précédent article à ce sujet l’impact que la crise du Covid-19 allait avoir notamment sur les commerces, déjà rudement frappés après la crise des gilets jaunes et les mouvements sociaux de l’hiver dernier liés à la réforme des retraites.
C’est donc avec espoir et soulagement que l’on accueille les initiatives du gouvernement portant notamment sur les loyers commerciaux.
Néanmoins, au stade actuel de la loi sur l’Etat d’Urgence Sanitaire rien n’est encore précisé, le texte prévoyant simplement que le gouvernement pourra légiférer par ordonnance sur ces questions.
L’article 7 du titre III de la loi prévoit ainsi :
« I. – Dans les conditions prévues à l’article 38 de la Constitution, le Gouvernement est autorisé à prendre par ordonnances, dans un délai de trois mois à compter de la publication de la présente loi, toute mesure, pouvant entrer en vigueur, si nécessaire, à compter du 12 mars 2020, relevant du domaine de la loi et, le cas échéant, à les étendre et à les adapter aux collectivités mentionnées à l’article 72-3 de la Constitution :
1° Afin de faire face aux conséquences économiques, financières et sociales de la propagation du covid-19 et des mesures prises pour limiter cette propagation, et notamment de prévenir et limiter la cessation d’activité des personnes physiques et morales exerçant une activité économique et des associations ainsi que ses incidences sur l’emploi, en prenant toute mesure :
g) Permettant de reporter ou d’étaler le paiement des loyers, des factures d’eau, de gaz et d’électricité afférents aux locaux professionnels, de renoncer aux pénalités financières et aux suspensions, interruptions ou réductions de fournitures susceptibles d’être appliquées en cas de non-paiement de ces factures, au bénéfice des très petites entreprises dont l’activité est affectée par la propagation de l’épidémie ».
Si sur le fond ce texte est à saluer, dès lors qu’il vise à répondre à une crise économique sans précédent et qu’on imagine mal comment bon nombre de commerçants pourront se sortir des difficultés qu’ils rencontrent actuellement sans mesures d’aide fortes, en droit, ces dispositions soulèvent un certain nombre de questions.
Quelles formes prendront ces mesures de report ou d’étalement du loyer en pratique ? Comment les textes l’organiseront-ils ?
L’existence des dispositifs actuels de report de dettes.
On sait déjà qu’il existe, dans les textes actuels, des moyens spécifiques permettant aux juges d’étaler le paiement notamment des dettes locatives.
Dans le Code civil, l’article 1244-1 prévoit ainsi la possibilité pour le Juge saisi d’ordonner des reports ou échelonnements de dettes sur deux ans :
« Toutefois, compte tenu de la situation du débiteur et en considération des besoins du créancier, le juge peut, dans la limite de deux années, reporter ou échelonner le paiement des sommes dues.
Par décision spéciale et motivée, le juge peut prescrire que les sommes correspondant aux échéances reportées porteront intérêt à un taux réduit qui ne peut être inférieur au taux légal ou que les paiements s’imputeront d’abord sur le capital.
En outre, il peut subordonner ces mesures à l’accomplissement, par le débiteur, d’actes propres à faciliter ou à garantir le paiement de la dette ».
S’agissant des baux commerciaux, le Code de commerce renferme également un article spécifique sur l’étalement de la dette en prévoyant notamment la possibilité pour le magistrat de suspendre les effets de la clause résolutoire qui serait prévue au bail commercial, pendant les délais éventuellement accordés au débiteur pour s’exécuter.
L’article L145-41 dispose en ce sens :
« Toute clause insérée dans le bail prévoyant la résiliation de plein droit ne produit effet qu’un mois après un commandement demeuré infructueux. Le commandement doit, à peine de nullité, mentionner ce délai.
Les juges saisis d’une demande présentée dans les formes et conditions prévues à l’article 1343-5 du Code civil peuvent, en accordant des délais, suspendre la réalisation et les effets des clauses de résiliation, lorsque la résiliation n’est pas constatée ou prononcée par une décision de justice ayant acquis l’autorité de la chose jugée. La clause résolutoire ne joue pas, si le locataire se libère dans les conditions fixées par le juge ».
A première vue, les mesures spécifiques adoptées par le gouvernement s’agissant des reports ou d’étalement notamment des dettes locatives nous paraissent devoir s’articuler avec ces textes.
Il est notamment fort à parier que le gouvernement prévoira d’aller plus loin s’agissant du délai de deux ans déjà prévu par l’article 1244-1 précité du Code civil, comme cela est déjà prévu notamment pour les baux d’habitation.
Possibilité de calquer le droit des baux commerciaux sur celui des baux d’habitation s’agissant des délais d’échelonnement de la dette locative.
En réalité, des délais plus longs existent déjà en matière locative, notamment s’agissant des baux d’habitation.
La loi Allur du 24 mars 2014 (n° 2014-366) avait ainsi porté le délai d’apurement d’une dette locative à 3 ans, par dérogation à ce que prévoit le Code civil.
L’article 24 de la loi n° 89- ° 89-462 du 6 juillet 1989 applicable aux baux d’habitation prévoit ainsi aujourd’hui :
« V.-Le juge peut, même d’office, accorder des délais de paiement dans la limite de trois années, par dérogation au délai prévu au premier alinéa de l’article 1343-5 du Code civil, au locataire en situation de régler sa dette locative ».
On peut ainsi imaginer que, s’agissant du moins des dettes locatives, le gouvernement se calquera sur ce dispositif qui avait été mis en place en faveur des locataires de baux d’habitation, pour prévoir un allongement des délais moratoires de loyers commerciaux.
Possibilité d’aménagement des procédures collectives au stade de l’expulsion.
Au stade des procédures civiles d’exécution, on imagine également que le législateur donnera au Juge de l’exécution la possibilité d’accorder au débiteur des « délais de grâce » en cas d’expulsion, sur le modèle de ce qui est déjà prévu aux articles L 412-3 et L412-4 du Code des procédures civiles d’exécution, dont on rappellera les dispositions.
L412-3 du Code des procédures civiles d’exécution :
« Le juge peut accorder des délais renouvelables aux occupants de lieux habités ou de locaux à usage professionnel, dont l’expulsion a été ordonnée judiciairement, chaque fois que le relogement des intéressés ne peut avoir lieu dans des conditions normales, sans que ces occupants aient à justifier d’un titre à l’origine de l’occupation.
Le juge qui ordonne l’expulsion peut accorder les mêmes délais, dans les mêmes conditions (…) »
L412-4 du même Code :
« La durée des délais prévus à l’article L412-3 ne peut, en aucun cas, être inférieure à trois mois ni supérieure à trois ans. Pour la fixation de ces délais, il est tenu compte de la bonne ou mauvaise volonté manifestée par l’occupant dans l’exécution de ses obligations, des situations respectives du propriétaire et de l’occupant, notamment en ce qui concerne l’âge, l’état de santé, la qualité de sinistré par faits de guerre, la situation de famille ou de fortune de chacun d’eux, les circonstances atmosphériques, ainsi que des diligences que l’occupant justifie avoir faites en vue de son relogement. Il est également tenu compte du droit à un logement décent et indépendant, des délais liés aux recours engagés selon les modalités prévues aux articles L441-2-3 et L441-2-3-1 du Code de la construction et de l’habitation et du délai prévisible de relogement des intéressés. »
On le voit, à l’heure actuelle, les délais spécifiques prévus par ces textes en cas d’expulsion s’appliquent plus essentiellement aux personnes physiques, dès lors qu’il est question notamment de l’ « âge », de l’« état de santé », de la « situation de famille » de l’occupant, ou encore de la possibilité ou non dont il dispose de se voir reloger « dans un logement décent ».
On imagine que ces dispositions pourront être adaptées ou complétées afin de prévoir une application pour un commerçant frappé de mesure d’expulsions à la suite d’impayés locatifs essentiellement causés par la fermeture administrative pendant la période du Coronavirus.
Essor d’un nouveau type de contentieux.
Nul doute en tous les cas que l’application de ces mesures gouvernementales, bienvenues sur le fond, donnera lieu à l’existence de nouveaux contentieux entre bailleurs et locataires, que ce soit au fond ou au stade de l’exécution.
On discutera vraisemblablement devant les tribunaux des points suivants :
- le commerçant est-il au cas particulier éligible au dispositif spécifique de report de dette ?
- Le report est-il justifié au cas particulier ?
- Les difficultés sont-elles avérées (on peut penser en effet que certains, en dépit de la crise, continueront pourtant à disposer d’une trésorerie nécessaire…) ?
- Les mesures prises sont-elles compatibles avec les difficultés également rencontrées par le bailleur, tenu de son côté de rembourser éventuellement le crédit bancaire pour l’acquisition du bien immobilier ?
- Ces difficultés de paiement liées au coronavirus s’ajoutent-elles à d’autres inexécutions contractuelles justifiant par ailleurs la résiliation du bail aux torts de l’occupant ? Etc.
On le voit, il est clair qu’au lendemain de la réouverture des tribunaux, ceux-si vont se voir rapidement déborder pour traiter, non seulement des contentieux laissés en suspend le temps de la crise (sans compter la désorganisation liée au fait que leur fermeture s’est faite de façon soudaine, à priori sans aucune préparation), mais également les nouveaux contentieux suscités par la crise économique actuelle, et l’ensemble des complications contractuelles qui en découlent.
C’est pourquoi, à ce stade, on ne peut que rappeler l’incitation déjà formulée dans notre précédent article sur ce sujet, pour un dialogue renforcé entre bailleurs et locataires.
La période de solidarité nationale qui s’ouvre ne devra pas se refermer au lendemain des mesures de confinement : les bailleurs et locataires de baux commerciaux auront des intérêts communs à continuer à essayer de s’entendre, les uns pour préserver leur locataire en place, les autres, pour préserver leur fonds de commerce.
Baptiste Robelin – Avocat – Droit des affaires